Mais rien ne varie jamais sous mon ciel. Le vent, la steppe, les kilomètres … Je suis piégé dans la répétition identique de chaque seconde. Parfois des nuages décident de faire un raid sur la terre des hommes. Alors, au vent contraire et à la morne steppe s’ajoute le gris du ciel. Et dans cette permanence des heures et des lieux, je sens autour de moi l’énergie se dissoudre. Comme dans une vie où rien ne laisse penser que le jour à venir différera de la veille. La Steppe crée le désert en moi.
L’énergie humaine se nourrit de changement. Selon Bergson, l' »immense efflorescence d’imprévisible nouveauté » allège la lourde marche de la « durée ». Dans une vie, le feu roulant de la nouveauté brise les chaines de la monotonie et donne aux jours leur puissance. L’énergie de l’existence se trouve contenue dans la propre incertitude de son déroulement. Comme il est impossible de prédire ce qui va advenir, chaque instant se crée et se recrée et abolit ainsi toute fatalité. La joie de l’expérience intérieure est de se laisser féconder, comme un terreau propice, par des émotions inconnues, portées par le vent des hasards. Au-delà des destinées individuelles, la grandeur de l’Histoire, sa liberté, se tient dans cette imprévisibilité des actes humains.
(…)
Le principe qui s’oppose le plus radicalement à l’énergie de la nouvauté jaillissante c’est l’habitude. L’enfermement de l’être sous le couvercle d’heures et de lieux épuisés de se ressembler trop. Péguy soutient qu' »une âme morte est une âme tout entière envahie par l’encroûtement de sa mémoire« . L’énergie déserte les êtres qui connaissent trop bien les recoins du labyrinthe de leur vie, ceux qui n’arrentent plus rien des instants à venir et ceux qui, par peur de l’inattendu, s’enferment dans le mur de l’habitude. A chaque tic-tac de l’horloge du temps, les parois leur renvoint l’écho du tic(tac précédent au lieu de leur chanter la musique de l’inconnu ! Reich, le savant fou de l’énergie orgonique parlait de la « cuirasse de l’habitude« . Pour avancer dans le couloir du temps, il faut donc choisir son camp en saisissant son arme : soit un bouclier frappé au blason de l’habitude, soit une épée tranchante pour faucher l’obscure lumière de l’imprévisible.
Sylvain Tesson, Éloge de l’énergie vagabonde, 2009
Be First to Comment