L’aventure, telle qu’elle était conçue autrefois par les Cendrars, les Gary, les Kessel, les Hemingway, a disparu avec l’embourgeoisement de la société occidentale. Aujourd’hui, les guerriers disparaissent en Occident. Par conséquent, l’aventure s’atrophie, devient un peu châtrée. Elle n’a plus la puissance de vie qu’elle avait autrefois.
Nietzsche serait d’ailleurs terrorisé de voir ce qu’elle est devenue. Aujourd’hui, l’aventurier n’affronte plus le monde tel qu’il est. Il cherche d’abord l’exotisme et la sacralisation de la nature. Il faut pourtant prendre en compte la violence du monde, la comprendre et l’analyser, pour la changer. Voilà l’un des combats importants de l’aventurier.
Or la société occidentale est en quête éperdue de sécurité et de consommation, et le plaisir y a remplacé le bonheur.
Rencontre avec Patrice Franceschi, www.lemagazine.info
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Rencontre avec Patrice Franceschi
En 1975, à 21 ans à peine, Patrice Franceschi montait sa première expédition, chez les pygmées du Nord Congo. Depuis, il n’a cessé de parcourir la planète, des Moudjahiddins afghans aux Papous de Nouvelle-Guinée. Descendre le Nil à la rame ou faire le premier tour du monde en ULM relève de son mode de vie. Aujourd’hui capitaine du trois mâts la Boudeuse, il revient d’un voyage de trois ans à la découverte des « peuples des l’eau ». Avant de repartir pour le Cap Horn en septembre prochain, la Boudeuse est à Paris pour quelques mois, en face de la Grande Bibliothèque, sous la passerelle Simone-de-Beauvoir. Rencontre avec un aventurier comme il ne s’en fait plus.
Lemagazine.info : Quel était le but de cette expédition à la découverte « des peuples de l’eau » ?
Patrice Franceschi : Cette campagne s’inscrit dans la continuité de mes voyages précédents, même si j’ai eu envie de revenir à une expédition à caractère humain, en allant à la découverte de « l’autre ». Nous avons donc visité huit peuples uniquement accessibles par voie d’eau, les indiens Yuhup d’Amazonie colombienne, les Rapa Nui de l’Ile de Pâques, les Polynésiens des Iles Marquises et de l’archipel des Tuamotu, les Saa de l’île Pentecôte au Vanuatu, les marins Bugis des îles Célèbes en Indonésie, les Badjaos de l’archipel des Jarangas entre les Philippines et l’Indonésie, et les caravaniers et marins du sultanat d’Oman. Je voulais remettre l’homme plutôt que la nature au centre des choses. Voilà le point focal de cette expédition. Il ne s’agissait pas tant que décrypter les différences que de se mettre en quête de nos ressemblances, en adoptant une posture beaucoup plus philosophique qu’ethnologique. L’originalité de ce projet était donc de lier une aventure à l’ancienne, avec un grand trois mâts partant pour des années comme on le faisait autrefois, au questionnement ultramoderne des relations humaines. En tant que microsociété occidentale en marche, sur le bateau, nous proposions à ces microsociétés locales de partager nos quotidiens respectifs. Nous pouvions ainsi être une nuit en train de chasser à l’arc avec les Saa de l’île Pentecôte, pour leur apprendre le lendemain à serrer les voiles dans les vergues du mât de misaine de la Boudeuse. Cet échange équilibré devait nous aider à mieux appréhender nos ressemblances.
Lemagazine.info : Sur quelles ressemblances avez-vous pu vous retrouver ?
Patrice Franceschi : Les différences restent d’ordre culturel, tandis que les ressemblances renvoient immédiatement aux sentiments ; à la joie, la tristesse, la souffrance, l’amour et tout le reste… C’est là que sont les ressemblances, il me semble, partout où l’homme se trouve sur la terre. Il faut revoir notre regard sur « l’autre », ce qui touche directement au problème de l’intégration des populations immigrées, comme nous pouvons le connaître dans les sociétés modernes. Au lieu d’exalter les différences, comme on le fait aujourd’hui, nous devrions nous contenter de les constater, pour exalter au contraire les ressemblances entre les populations. C’est dans cet esprit que nous avons invité à bord des artistes, des écrivains, des philosophes.
Lemagazine.info : Comment financez-vous vos expéditions ?
Patrice Franceschi : C’est très simple. Nous vivons d’abord des produits intellectuels du bord, des livres et des films consacrés à nos voyages que nous produisons. A cela s’ajoutent des subventions des villes, des départements et des régions. Le tout est complété par des emprunts. Nous sommes donc relativement endettés, mais c’est le prix à payer pour une liberté totale. Par principe, la pression économique ne doit influer en aucune manière sur nos projets. Comme nous sommes sérieux, nous remboursons toujours, quoi qu’il arrive. L’argent n’est donc qu’un simple problème technique à résoudre, mais en aucun cas une angoisse métaphysique.
La Boudeuse, sur les quais de Paris – Joevin Canet/Lemagazine.info
Lemagazine.info : Comment vous définissez-vous : un aventurier, un voyageur ?
Patrice Franceschi : Je suis un écrivain-aventurier, à l’ancienne ! Je gagne ma vie en écrivant mes livres. (ndlr : Franceschi a produit une trentaine de récits, romans, recueils de poésie, ainsi que de nombreux documentaires). Je n’ai jamais fait autre chose depuis mes 17 ans. Ma démarche est plus littéraire et plus libre que d’autres « aventuriers », comme Nicolas Hulot ou Nicolas Vanier par exemple – que je connais bien et qui d’ailleurs sont mes amis. (Ndlr : voir notre interview de Nicolas Vanier : Interview de Nicolas Vanier – Voyage – LE MAGAZINE.INFO). Mais je considère que nous ne faisons pas la même chose. Je ne veux pas être un spécialiste de quoi que ce soit. Selon moi, l’aventurier embrasse toute l’aventure du monde ! Il épuise le champ du possible. Il a plus soif que ce qu’il peut boire. S’il n’a pas entendu le bruit du canon, s’il n’a pas été confronté aux révolutions, s’il n’a pas eu faim, froid, soif, ce n’est pas un aventurier ! Il s’agit d’abord de créer ; créer sa vie, son œuvre, car tout ce qui est stérile est insignifiant.
Lemagazine.info : Il y a près de 30 ans, vous avez été l’un des premiers occidentaux à participer à la résistance afghane contre l’invasion soviétique. Aujourd’hui, seriez-vous prêt à repartir pour ce genre de combat ?
Patrice Franceschi : Evidemment. Si un combat en vaut la peine, comme aujourd’hui au Kurdistan ou au Mexique, avec le sous-commandant Marcos… Ca peut être intéressant, faut voir. Je suis en permanence en contact avec ces gens-là. C’est le monde en marche, la vraie vie ! Il faut savoir ce qu’on veut, mais l’aventure, ce n’est pas du pipi de chat à Saint-Germain des prés.
Lemagazine.info : Que diriez-vous à tous ceux qui peuvent vous regarder avec un regard pétillant en rêvant d’aventure ?
Patrice Franceschi : L’aventure est quelque chose de complet, de viril. L’aventurier doit être intéressé par le monde tel qu’il bouge. Le vrai voyageur va d’abord dans les endroits où ça ne marche pas, là où ça pète, car c’est là que c’est vraiment intéressant.
Lemagazine.info : L’aventurier comme vous l’entendez est-il une espèce en voie de disparition ?
Patrice Franceschi : Oui, c’est clair. L’aventure, telle qu’elle était conçue autrefois par les Cendrars, les Gary, les Kessel, les Hemingway, a disparu avec l’embourgeoisement de la société occidentale. Aujourd’hui, les guerriers disparaissent en Occident. Par conséquent, l’aventure s’atrophie, devient un peu châtrée. Elle n’a plus la puissance de vie qu’elle avait autrefois. Nietzsche serait d’ailleurs terrorisé de voir ce qu’elle est devenue. Aujourd’hui, l’aventurier n’affronte plus le monde tel qu’il est. Il cherche d’abord l’exotisme et la sacralisation de la nature. Il faut pourtant prendre en compte la violence du monde, la comprendre et l’analyser, pour la changer. Voilà l’un des combats importants de l’aventurier. Or la société occidentale est en quête éperdue de sécurité et de consommation, et le plaisir y a remplacé le bonheur.
Lemagazine.info : Précisément, comment analysez-vous la violence du monde ?
Patrice Franceschi : Elle devient de plus en plus proche, précise, généraliste, et concerne tout le monde. Elle est beaucoup moins localisée qu’autrefois, avec des effets de réaction en chaîne évidents. Nous sommes dans un monde dangereux, beaucoup plus qu’il y a 20 ans, car tout a un effet beaucoup plus immédiat que par le passé. Le monde n’est pas tranquille, et n’a pas progressé dans sa quête de sécurité réelle.
Lemagazine.info : Malgré tout, les gens voyagent de plus en plus…
Patrice Franceschi : Je dirais plutôt qu’ils se déplacent de plus en plus. Il ne faut pas confondre le tourisme de masse avec le voyage qui participe, par son authenticité, à une construction individuelle ou collective, et qui s’accompagne de la notion de responsabilité. Ce voyage-là, qui permet d’engager un dialogue concret avec les populations, reste aussi rare qu’il l’était autrefois. Je me suis moi-même inscrit sur des tours operator pour comprendre le phénomène du tourisme de masse. Cela m’a beaucoup éclairé sur la marchandisation du voyage. Tout cela ne vaut rien. C’est la parfaite antithèse de la fonction même du voyage, de la rencontre, du divers.