Jamais personne ne désira plus profondément et plus passionnément être libre.
Dans sa jeunesse, alors qu’il était encore pauvre et gagnait difficilement de quoi vivre, il préféra continuer d’avoir faim et de porter des vêtements déchirés pour pouvoir préserver une petite parcelle de cette liberté. Jamais il ne se vendit, ni pour de l’argent et du confort ni à des femmes ou à des puissants. Cent fois il rejeta et refusa ce que tous considéraient comme un avantage et une chance, afin de ne dépendre de personne. Rien ne lui semblait plus détestable et effrayant que de devenir un employé, que de devoir respecter un emploi du temps journalier, annuel, et obéir à d’autres. Un bureau, une étude, un service administratif lui inspirait autant d’horreur que la mort et rien ne pouvait lui arriver de plus terrible en rêve que d’être enfermé dans une caserne.
Il sut se soustraire à ces conditions d’existence, souvent au prix de grands sacrifices. Et c’était précisément là que résidaient sa force et sa vertu ; c’était là qu’il se montrait inflexible et intègre, là que son caractère demeurait ferme et droit.
Cependant sa souffrance et son destin tragique étaient étroitement liés à cette moralité. Il lui arriva ce qui arrive à tous : ce que l’instinct le plus profond de son être le conduisait à rechercher et à désirer avec obstination extrême lui fut certes donné, mais au-delà de ce qui convient à une être humain. Au début, ce fut comme la réalisation d’un rêve, de son bonheur ; puis cela prit la forme d’un amer destin. L’homme de pouvoir est détruit par le pouvoir, l’homme d’argent par l’argent, l’homme servile par la servilité, l’homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit par sa liberté.
Il atteignit son objectif, s’affranchit progressivement de toute contrainte. Personne ne pouvait lui donner d’ordres ; il n’avait pas à se conformer à la volonté de quelqu’un ; il décidait de sa conduite de façon libre et indépendante, car tout homme fort parvient infailliblement au but qu’un véritable instinct lui ordonne de poursuivre.
Cependant, lorsqu’il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry s’aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. Le monde le laissait étrangement tranquille et, de son côté, il ne se souciait plus des gens, ni même de sa personne, s’asphyxiant lentement dans cette existence solitaire, sans attaches, où l’air se raréfiait. Désormais, la solitude et l’indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but, elles étaient son lot, sa punition. Il avait formulé un voeu magique qu’il ne pouvait retirer. Il ne lui servait plus à rien de tendre les bras vers les autres avec ardeur et bonne volonté, en se montrant prêt à retisser des liens, à retrouver la communauté ; on le laissait seul maintenant.
Ce n’était pas qu’il fût haï ou qu’il inspirât de l’antipathie. Au contraire, il avait de très nombreux amis. Beaucoup de gens l’appréciaient, mais il ne rencontrait chez eux que de la sympathie et de la gentillesse. On l’invitait, on lui faisait des cadeaux, on lui écrivait des lettres aimables, mais personne ne se rapprochait de lui ; jamais ne naissait un attachement, personne ne se montrait désireux et capable de partager son existence.
Il vivait à présent dans l’univers des solitaires, dans une atmosphère silencieuse, dans l’éloignement du monde environnant, dans une incapacité à se lier contre laquelle toute sa volonté et son aspiration demeuraient impuissantes. C’était là une des caractéristiques principales de son existence.
Hermann Hesse, Le loup des steppes
p71 – Le livre de poche – Edition 19 – Août 2013
Oui, MAIS, lorsqu’il a rencontré Hermine,qui sans doute avait un peu le même caractère, il a bien compris qu’elle allait le faire changer, et il a bien eu le courage de la suivre. Il avait compris aussi que c’était la porte de sortie de sa maîtrise totale sur sa vie, mais que finalement il ne souhaitait plus , parce qu’elle le mettait aussi dans un autre forme de prison…………